Bertrand du guesclin, connetable de france

 

Le fait d'avoir eu l'honneur et le privilège de compter - si j'ose dire - messire Bertrand du Guesclin parmi mes premiers "locataires" m'a incité à me pencher sur la vie de ce personnage hors du commun.

Retracer des événements remontant à plus de 600 ans n'est pas une tâche aisée.

Je me suis, pour cela, référé à deux excellents auteurs : Yves Jacob et Georges Minois, qui ont eux-mêmes puisé leurs renseignements dans les écrits de Froissart et de Cuvelier, tous deux contemporains de du Guesclin. Leurs dires ne sont, malheureusement, pas toujours cohérents ; ainsi, l'un d'eux fait état de 1000 morts à l'issue d'une bataille qui n'avait engagé que 600 combattants ! Ils ont eu sans nul doute, tendance à embellir les actions de notre héros en vantant les meilleures et en occultant les mauvaises. La tentation était grande, à cette époque, de composer une nouvelle "Chanson de Roland".

En faisant la part des choses, on peut retenir que B. du Guesclin était avant tout un guerrier hors du commun, doué d'une force herculéenne, excellent tacticien, sachant prendre les bonnes décisions avec rapidité, agissant le plus souvent par ruse et par surprise.

Il fut d'une fidélité sans faille à l'égard du roi de France, en dépit des offres alléchantes reçues du camp anglais, alors qu'il était courant, à l'époque, de vendre ses services au plus offrant.

Il ne se préoccupa jamais de son enrichissement personnel. Médiocre gestionnaire, il se fit même duper, en plusieurs occasions, par des promesses non tenues.

D'origine modeste, d'une franchise souvent abrupte, il était écouté des rois mais savait aussi parler aux brigands des "grandes compagnies" dont il était adulé.

B. du Guesclin était croyant, mais n'appréciait guère les hauts dignitaires de l'Eglise qu'il traita en plusieurs occasions de "chaperons fourrés". Il reprochait à l'Eglise d'accumuler des richesses, contrastant ainsi avec la pauvreté prônée par Jésus Christ qu'il invoquait volontiers pour galvaniser ses troupes avant le combat, même après son excommunication par le pape.

Piètre mari, il ne vécut que peu de temps auprès de ses deux épouses successives : Tiphaine Raguenel de la Bellière et Jeanne de Laval, dont il n'eut aucune progéniture. Par contre, il laissa en Espagne deux bâtards qui lui furent donnés par la "dame de Soria", l'une des suivantes de la reine Jeanne, femme d'Henri II de Castille et dont les descendants sont les actuels marquis de Fuentes.

Mais revenons à l'origine.

C'est en 1320 que notre héros voit le jour au manoir de la Motte-Broons, à une vingtaine de km de Dinan, donc en territoire breton. Fils de Robert du Guesclin, Seigneur de Broons, et de Jeanne de Malemains, d'origine Normande, il sera l'aîné de 10 enfants (6 filles et 4 garçons). Ses parents sont de petite noblesse et sans fortune. Deux de leurs aïeux, Olivier et Bertrand participèrent en 1096 à la première croisade.

Jeanne de Malemains est d'une grande beauté, pleine de grâce et de féminité. Or, le rejeton auquel elle vient de donner la vie est d'une rare laideur et ceci l'emplit d'effroi. Ne pouvant le regarder, elle le confie à une nourrice. Lorsqu'il revient au manoir paternel, 5 ans plus tard, sa laideur s'est encore accentuée et sa mère s'en détournera à tout jamais. Son père le prend également en grippe.

Bertrand, qui espère trouver de l'affection ne rencontre au foyer familial, que froideur et indifférence. Pire, on le place en quarantaine !

Alors que ses frères puînés, Guillaume et Olivier, partagent leurs repas avec leurs parents, à la table familiale, lui, l'aîné, est relégué dans un coin sombre. Imitant leurs maîtres, les valets le maltraitent, mais il fait front, distribuant, malgré son très jeune âge, coups de pied, de poing, et de tête pour se défendre. Le désert affectif qui l'entoure fait que son tempérament, d'un naturel impétueux, va incliner vers le pire. Il était vif, turbulent, empli d'une force qui couvait déjà, terrible. Altérée par les brimades, la stupidité de son entourage, cette vigueur, qui eut pu être heureusement canalisée, va se métamorphoser en rudesse, en emportement. Il devient de plus en plus irascible.

Permettez-moi d'emprunter à Yves Jacob le récit détaillé d'une scène de son enfance.

Un jour de fête, alors qu'il a environ 6 ans, il se révolte. Jeanne de Malemains vient d'ordonner de servir le potage. La table a été préparée avec soin.

Comme à l'accoutumée, Bertrand dîne à l'écart, dans l'ombre, installé devant une petite table, tandis que ses frères siègent près de leur mère.

Son époux étant absent, Jeanne de Malemains se doit de présider aux agapes, de distribuer des propos aimables à chacun. Mais elle se sent fiévreuse et a envoyé quérir une converse d'origine juive, réputée pour ses connaissances médicales.

En attendant sa venue, le repas se poursuit. Après les poissons, le maître d'hôtel fait servir un chapon doré du plus engageant aspect. Bertrand contemple la table richement décorée, sa mère, ses frères, les mets succulents qu'on lui présente en dernier et, soudain, il explose. Bondissant de son coin, il s'élance vers la table, bouscule ses frères et leur lance : Est-ce à vous de manger les premiers ! Rendez-moi ma place. Je suis votre aîné !

Médusés, Olivier et Guillaume dévisagent Bertrand. Son aspect est terrible : cheveux ébouriffés, vêtements souillés, mains sales, regard glauque, bouillonnant de colère. Mieux vaut obtempérer. Ils se serrent sur le banc. Bertrand s'installe à leurs cotés, puis, sans souci de bienséance, il plonge ses mains dans les plats, enfourne avec gloutonnerie tout se qui est à sa portée. Surprise par la soudaineté de la scène, Jeanne intervient alors :

– Hors d'ici Bertrand, partez tout de suite, sinon je vous ferai battre !

L'enfant se dresse d'un jet. Battu, il sait ce que c'est. Son corps en porte les traces quotidiennes. Mais rossé devant les convives, il ne peut l'accepter. Il s'arc-boute alors, secoue la lourde table de chêne, renversant boissons, argenterie et mets délicats. Imaginez la scène : les convives dressés, souillés de sauce et de vin, les chiens se régalant des viandes, les domestiques affairés, les bancs renversés, etc..

– Mon Dieu, gémit Jeanne de Malemains, au milieu de la consternation générale, que voici un enfant rude et malgracieux ! Plut à Dieu qu'il fût mort ! Je suis la femme au monde la plus malheureuse d'avoir donné le jour à un rustre, un bouvier qui ne peut que déshonorer un jour sa famille !

A cet instant, la converse du couvent voisin, juive convertie que dame Jeanne a fait quérir pour la soigner, entre dans la pièce. Elle ne peut dissimuler sa surprise en découvrant la maîtresse de maison en larmes, les enfants effarouchés, et Bertrand, recroquevillé dans un coin, au bas bout de la salle, son bâton de houx résolument serré dans les mains, près à en découdre si quelqu'un se hasarde à vouloir le molester. "Que se passe-t-il ?" questionne-t-elle.

Dame du Guesclin lui relate les faits.

Pendant ce temps la religieuse observe Bertrand avec curiosité. Puis elle s'avance vers lui en lui tenant des propos si aimables qu'ils viennent vers l'enfant comme une caresse. Jamais on ne lui a parlé avec une si égale douceur. Décontenancé, il écoute un temps la musique des mots, puis il se ressaisit. Il ne faut pas lui en conter. Il y a là sûrement quelque vilaine traîtrise destinée à s'emparer de lui pour le livrer aux valets.

– Gare, grommelle-t-il, en brandissant son bâton. Laissez-moi tranquille, sinon...!

– Je vous l'avais dit, s'exclame Jeanne de Malemains, il n'y a pas pire enfant au monde. Il a le sang mauvais et je le voudrais sous terre.

Comme si elle n'avait pas entendu, la converse continue à parler doucement à Bertrand. La bonté du regard est telle que le bâton s'est abaissé. La religieuse, chacun le sait à la Motte-Broons, possède des talents de devineresse. Elle analyse les traits de l'enfant, prend sa main qu'il lui abandonne, subjugué, en examine les linéaments.

– Dame, prophétise-t-elle, en se tournant vers la mère de Bertrand, ne soyez pas si courroucée. Je vous jure sur Dieu et mon baptême, que ce fils surpassera en gloire tous ses ancêtres. Il n'aura pas son pareil dans tout le firmament et il sera comblé de tant d'honneurs par le roi de France qu'on parlera de lui jusqu'à Jérusalem.

– A quoi le savez-vous ? interroge Dame du Guesclin, étonnée ?

– Je le sais, et s'il n'en était ainsi, je m'offre pleinement à être brûlée vive.

Entre temps, les valets ont redressé la table et le repas a repris.

Courtoisement, Jeanne convie la religieuse à prendre place près d'elle. On apporte un paon rôti. Charmé par les propos qu'il vient d'entendre, Bertrand s'approche du paon, et avec sa fougue habituelle arrache le plat des mains du maître d'hôtel; puis, sous le regard adouci de sa mère, il sert lui même la religieuse et lui verse du vin  avec tant d'empressement qu'il en répand la moitié sur la nappe. Troublée par ce geste de considération envers la converse, Jeanne ne se récrie pas. Elle est impressionnée, elle aussi, par la prédiction. Et si tout cela devait être vrai ? Et si cet enfant hideux et mal embouché devait être appelé à une illustre destinée ? Les voies du Seigneur sont si impénétrables...

Les convives partis, elle mande les domestiques et leur ordonne de traiter désormais Bertrand avec les égards dus au fils aîné de Robert du Guesclin.

Bertrand ne prise guère l'école. Il ne saura jamais lire, ni écrire autre chose que son nom, dont 4 ou 5 spécimens connus semblent avoir été tracés avec peine.

Aux bancs de l'école, il préfère les chemins creux. Il organise avec les gamins de son village de véritables batailles rangées. A 9 ans déjà, il se présente comme un chef incontesté qui s'amuse fort à dresser l'une contre l'autre deux armées de chenapans. Quand un camp plie au nom de "Guesclin" ! Bertrand accourt à la rescousse. Si c'est l'autre, il change incontinent de parti. Batailleur, avide de horions, de tumulte et de cris, il fait l'unanimité et est adoré de tous.

Quand survient l'heure de l'épuisement, Bertrand rassemble ses compagnons et les emmène à la taverne. Là, il félicite les vainqueurs, réconforte les vaincus, leur assurant que le sort de la guerre leur sera plus favorable le lendemain. S'il a de l'argent, c'est lui qui régale. S'il n'en a point, il demande crédit au tavernier, lui promettant de le régler sans tarder, quand bien même il devrait, pour ce faire, mettre en gage un harnap d'argent ou vendre, à Rennes, une jument de son père.

Ses compagnons sont de simples gueux, de menus paysans, des traine-misère de village, analphabètes et lourds, condamnés dès l'enfance aux pesants travaux de la terre.

Ceci explique sans doute que, sa vie durant, Bertrand restera attentif aux humbles et veillera à ce que justice leur soit rendue.

 Lorsque Jeanne de Malemains voit son fils revenir quotidiennement couturé de plaies, vallonné de bosses ; quand elle retrouve en guenilles ses vêtements propres du matin, elle pense, à l'évidence que les prédictions de la converse ne sont que sornettes. Jamais ne sortira quoi que ce soit de bon de cet être repoussant jailli par mégarde de ses entrailles et elle ne peut que maudire les viles inclinations qui le poussent à se colleter avec des gueux.

Les parents de ses "adversaires" ne sont guère plus satisfaits et viennent voir Robert du Guesclin, lui dressant les comptes des horions, plaies et bosses subis par leur progéniture ainsi que le bilan de ce que coûte, chez le barbier ou le rebouteux, la réparation des dommages.

Devant les plaintes réitérées des parents, il ne reste qu'une issue : isoler Bertrand dans l'une des tourelles du manoir.

Sa dernière incartade est si grave qu'il est consigné quatre mois durant sans recevoir d'autre visite que celle de la chambrière chargée de lui apporter ses repas quotidiens.

Mais la solitude lui est si pesante qu'un soir, dissimulé derrière la porte de sa "geôle", il guette l'arrivée de la servante, bondit sur elle, lui arrache la clé, l'enferme à double tour, puis, dévalant l'escalier, se faufile dans la campagne sans se faire remarquer. Non loin de là, un homme de peine de son père est occupé à labourer à l'aide d'une charrue tirée par deux chevaux. Bertrand s'approche, se jette sur l'attelage, détache une des juments, l'enfourche, talonne vigoureusement la bête, galopant ainsi d'une traite jusqu'à Rennes, sans selle ni brides, sur un cheval déferré, dans l'espoir d'être reçu chez son oncle Bertrand du Guesclin, Seigneur de Vauruzé. Lorsque sa tante, Tomasse Le Blanc, voit arriver cet énergumène crotté, fourbu, juché sur une jument de labour, elle manque défaillir. Comprenant que son neveu vient de commettre quelque vilaine escapade, elle lui réserve un accueil plutôt glacial. Sans doute, même, l'eut-elle renvoyé à la rue dès le lendemain, après de sévères remontrances, si le Seigneur de Vauruzé n'était intervenu en sa faveur. Celui-ci a écouté Bertrand avec un sourire indulgent.

– Il faut bien que jeunesse se passe, dit-il, en se tournant vers dame Tomasse. Ces folies cesseront avec l'âge, et je trouverais bon qu'il demeure auprès de nous pour en faire mon élève. Ce Bertrand a tant de flamme qu'il peut devenir un grand capitaine si on le laisse suivre le penchant qu'il a pour les armes.

Il en est ainsi fait. Tandis que dame Tomasse s'efforce de canaliser la prodigieuse énergie de son neveu en direction du bien, le Seigneur de Vauruzé l'initie au maniement des armes et l'entraîne dans de harassantes chevauchées qui tannent les fesses et trempent la volonté.

Jamais élève ne fut aussi attentif à de semblables études !

Bertrand va demeurer près d’un an chez son oncle et sa tante. A aucun moment, il ne leur causera de désagrément, tant est grande sa reconnaissance. C’est en effet, la première fois qu’on s’occupe de lui avec tant de bonté.

En l’an 1337, Charles de Blois, comte de Chatillon et neveu du roi de France Philippe VI épouse Jeanne de Penthièvre, nièce de Jean III, duc de Bretagne. Le mariage est célébré à Rennes où un grand tournoi est organisé à cette occasion.

En sa qualité de chevalier breton, Robert du Guesclin a été convié à prendre part aux joutes. Son fils le suit, juché sur un cheval de labour dont on n’eut pas donné 4 florins.

Il y a là nobles familles de Bretagne et d’ailleurs. Ah ! qu’il ferait bon participer à cette liesse ! Mais à quoi bon contempler la gloire des autres ? Désabusé, Bertrand quitte la place et se dirige mélancoliquement vers son hôtel où il voit entrer un sien cousin. Il le suit jusque dans sa chambre et s’agenouille devant lui.

­– Ah, cousin, implore-t-il, prêtez-moi votre harnais et votre cheval, s’il vous plaît. Si le faites je jure Dieu que vous aurez récompense de m’avoir aidé aujourd’hui.

– Vous vous êtes bien adressé, réplique le jeune homme touché par la flamme qui brûle dans les yeux de Bertrand. Je vais vous armer un continent et vous prêter mon valet pour vous aider.

En un tour de main, Bertrand est armé de pied en cap. Le visage dissimulé par un heaume, il enfourche le cheval de son cousin et, précédé du valet, se dirige vers la place du marché.

Parvenu dans la lice, ayant recommandé son âme à Dieu, il lance défi à quiconque acceptera de le relever. Ils sont tous là, les Beaumanoir, les Tinténiac, les Rochefort, les Clisson, les Rohan, les Raguenel, les Chateaubriand, les princes de France, à observer cet inconnu qui ose les braver.

Il est inconnu, en effet, car aucun signe distinctif ne vient indiquer sa naissance ni son rang, afin de n’être pas reconnu par son père.

Un chevalier se présente. Bertrand s’élance et atteint son adversaire au milieu de la visière, lui arrachant le heaume de la tête. Sous la violence du choc, le cheval est tué : quant au cavalier, il demeure évanoui un moment. Quand, revenu de son inconscience, il s’enquiert du nom de son vainqueur, nul ne peut lui répondre, Bertrand conservant sa visière baissée.

– Sire, dit un valet, vous ne le saurez que s’il est déheaumé par vous ou par quelque autre.

Mais déjà, les jeux ont repris. Plusieurs chevaliers, qui voulaient faire voler le heaume de Bertrand sont tour à tour déboutés.

La curiosité de Robert du Guesclin est à son comble. Quel est donc cet inconnu ? Sûr de son expérience et de sa force, il se présente dans la lice, pique des deux. A son tour, Bertrand éperonne sa monture et s’élance, mais, reconnaissant les armoiries de son père, il abaisse sa lance, fait un écart, et regagne sa place, refusant le combat.

La foule, qui s’enthousiasme vite, se détourne aussi vite de ceux qui la déçoivent. Leur héros ne serait-il donc qu’un pleutre ?

Un nouveau champion se présente. Mal lui en prend. Bertrand s’avance hardiment et arrache son heaume de la pointe de sa lance.

Les ovations reprennent.

Au total, ils sont une quinzaine à se faire décoiffer par Bertrand ou à voir leurs lances rompues. Finalement, un chevalier normand, renommé pour son adresse, parvient à déheaumer le jeune breton. Stupéfaite, l’assistance ayant reconnue Bertrand, l’enthousiasme se mue en délire.

Robert du Guesclin s’approche de son fils, qui n’a alors que 17 ans, pour lui donner l’accolade.

Bon fils, dit-il, je vous assure que je ne vous traiterai plus vilainement, comme je l’ai fait jusqu’alors, puisqu’aujourd’hui, vous m’avez fait honneur.

Dorénavant, le nom de Bertrand court de bouche en bouche, déborde bien vite de la place du marché pour s’étendre sur toute la Bretagne.

En cette fin d’année 1337, de profonds bouleversements politiques se préparent en Bretagne et dans le royaume de France.

Dès le 7 octobre 1337, Edouard III, roi d’Angleterre déclare annuler son hommage à Philippe VI et revendique la couronne de France.

Rappelons au passage qu’à cette époque, l’Angleterre compte 3 millions d’habitants et la France 15 millions.

Un an plus tard, la guerre de cent ans est déclenchée. Elle servira de cadre aux exploits les plus extraordinaires de Bertrand du Guesclin.

Nous passerons sur les motivations de la guerre de succession de Bretagne qui surgit au début de la guerre de cent ans.

Disons seulement qu’elle résulte de la rivalité entre Jeanne de Penthièvre, épouse de Charles de Blois et donc nièce du roi de France, et Jean de Montfort qui, aux yeux de maints bretons, apparaît comme un enfant du pays et par là, seul digne de porter la couronne ducale.

Deux blocs s’affrontent alors, l’un, dirigé par Charles de Blois, l’autre par Jean de Montfort, soutenu par Edouard III d’Angleterre.

Le clan des du Guesclin a choisi son camp sans balancer. Tout naturellement, la famille se range du coté de Jeanne de Penthièvre et de Charles de Blois. Seul, un oncle de Bertrand, Olivier du Guesclin suivra un moment Jean de Montfort avant de rejoindre définitivement les siens.

Lorsqu’en juin 1347, Charles de Blois dresse le siège devant La Roche-Derrien, il est confiant. La colère des bretons à l’égard des Anglais est à son paroxysme.

Pourtant le sort va en décider autrement.

Atteint de 17 blessures, Charles de Blois doit se rendre.

Emmené en Angleterre, il sera libéré que contre une rançon de 400 000 florins d’or.

Mais Jeanne de Penthièvre continue le combat, non par les armes, mais avec sa tête; elle encourage la résistance sous toutes ses formes et s’efforce de rassembler les fonds nécessaires au règlement de la rançon de son mari.

Elle sera entendue des bretons excédés par le comportement des pillards d’outre Manche. Plus encore, elle sera entendue par B. du Guesclin qui, tapit dans la forêt de Brocéliande, court, chaque fois qu’il le peut, sus à l’Anglais.

Il ne peut, en effet, supporter de voir sa Bretagne offerte en pâture aux soudoyers Anglais. Ecuyer sans fortune, prisonnier de la trêve, encouragé peut-être en sous-main par Jeanne de Penthièvre, il poursuit dans la clandestinité une guerre de partisans.

C’est ainsi qu’entouré d’une soixantaine de compagnons, il sévit dans la forêt de Brocéliande. Cette forêt, il la connaît bien. Enfant, déjà, il s’y faufilait, intrépide, avec quelques garnements de la Motte-Broons. Ses compagnons, il ne les a pas choisis fortunés. Ce ne sont pas là chevaliers ou écuyers; comment les paierait-il ? Non, ce sont d’humbles paysans, amis d’enfance pour la plupart, habitué à se contenter de peu.

Ils vénèrent leur chef et détestent l’Anglais, mais quelque monnaie tintant dans leur escarcelle est de nature à maintenir le moral des troupes.

Comment se procurer de l’argent ?

Un jour, Bertrand chevauche une robuste jument habituée aux âpres travaux des champs. Suspendue au coup du jeune breton, une hache énorme; à sa taille une lourde épée et une taloche, bouclier de ce temps. Derrière lui, essoufflé, trottine Orriz, son valet.

– Sire, proteste celui-ci, sachez que je n’irai pas à pied bien longtemps. Si je n’ai pas sans tarder un cheval, un mulet ou une jument, je vous quitterai sans cérémonie.

– Paix, réplique Bertrand en arrêtant sa monture pour mieux tendre l’oreille. Je te jure que si je ne meure pas, tu auras brièvement un cheval.

Habitué à la forêt, il a entendu, venus de loin, des bruits de sabots et des cliquetis d’armures. Trois cavaliers apparaissent bientôt devant lui. A son équipement, Bertrand reconnaît un chevalier anglais, armé de pied en cap. Un écuyer le suit, tandis qu’un valet, juché sur une bête de somme chargée de bagages ferme la marche.

Trois contre deux ! Bertrand n’hésite pas. Il se fait reconnaître. Eperonnant sa monture, le chevalier court sur le breton, lance baissée. Bertrand esquive l’assaut. Sa hache tranche l’espace, sépare la lance en deux tronçons et se relève vivement pour s’écraser sur le bassinet de l’anglais qui vide les étriers et s’écroule sur le sol, étourdi.

Voyant son maître en danger, l’écuyer se jette à son tour sur Bertrand qui a mis pied à terre et esquive une fois encore. Un coup de hache sectionne le bras de l’écuyer; un second fracasse la tête du cheval, un troisième décolle le chef de son infortuné adversaire.

S’approchant du chevalier, toujours étourdi sur le sol, il l’achève, sans plus de façon, d’un magistral coup d’épée dans la poitrine.

S’avisant alors que le valet, aux prises avec Orriz, cherche à fuir sur son cheval de somme, il enfourche le destrier du mort, rattrape le fuyard, lui fend le crâne et s’approprie le butin qu’il s’efforçait de sauver.

Sans un regard pour celui qu’il vient d’éliminer, Bertrand chausse les éperons d’ors fins du chevalier, revêt son armure puis, chevauchant leurs nouvelles montures, les deux hommes s’éloignent au galop, emmenant avec eux leur trésor de guerre.

En le voyant revenir chargé d’argent et de bijoux, ses compagnons acclament du Guesclin avec enthousiasme. Les voilà pour un temps à l’abri du besoin. Ils vont pouvoir rajeunir leurs armes, leurs cottes de maille, envisager peut-être de plus éclatants combats.

Depuis qu’il a rencontré la converse, Bertrand se sent porté par le destin. Pourtant, en 1350, il a trente ans et dame Fortune se fait désirer. Lors, il décide de s’attaquer au château de Fougeray, qui se dresse à mi-chemin de Rennes et de Nantes. Tenu par les Anglais depuis 3 ans, il est réputé pour être inexpugnable. Dissimulés derrière les fourrés, désabusés, les compagnons de Bertrand étudient les formidables murailles hérissées de défenses. Le donjon, surtout, par son insolente puissance, les impressionne. Créneaux, mâchicoulis, douves, en interdisent l’accès. A l’intérieur, Robert de Bemborough, l’un des futurs champions du combat des Trente, entouré d’une forte soldatesque, préside aux destinées de la citadelle. Autant dire que, pour Bertrand et sa poignée d’hommes, toute tentative d’assaut se solderait par un échec.

Mais Bertrand n’est pas seulement un guerrier. C’est aussi un sage qui sait attendre l’occasion propice. Il sait qu’à Auray, on se bat et que Thomas de Dagworth a besoin d’aide. Un jour ou l’autre, Bemborough sera mandé à son secours.

Et, de fait, par un valet du château dont ses compagnons se sont saisis, il apprend que Bemborough, soutenu par le gros de ses troupes, est parti en campagne contre Charles de Blois. C’est ce qu’espérait Bertrand.

La Sylve de Brocéliande lui a enseigné la patience, les raids surprise, les coups de main audacieux, la ruse.

Ici, il ne combat pas comme un chevalier, de front, en annonçant haut et clair ses intentions. Il assaille l’Anglais par surprise, luttant seul contre cinq ou dix, mais à l’abri des hautes futaies. Il attaque de flanc, par derrière, toujours de manière inattendue.

La décision prise, il réunit ses compagnons.

– Amis, leur dit-il, si vous m’en croyez, je vous ferai tous riches; nous souperons aujourd’hui dans ce maître donjon et je vous régalerai de mouton gras !

Puis il expose son plan. Le valet capturé ne leur a-t-il pas avoué que son maître avait passé commande de bois ?

C’est ainsi que, du haut du chemin de ronde, les Anglais voient arriver à pas lents une quinzaine de bûcherons ployant sous de lourdes charges de bois de chauffage. Un homme de taille médiocre, massif, à l’allure résignée, les guide.

Derrière, fermant la marche, une quinzaine de femmes portent des fagots.

Les soldats, hésitant, observent les manants. Il s’agit là, sans doute, du bois commandé par leur capitaine. Le pont-levis s’abaisse. Du Guesclin s’avance; épuisé, il laisse choir sa charge contre le montant de celui-ci. Et soudain, tout s’accélère. Saisissant la hache qu’il avait dissimulée parmi les bûches, il fend la tête du portier en hurlant :

– Fils de ribaudes, voici du bois pour chauffer votre bain, mais c’est de sang que je remplirai la baignoire !

Puis il lance son cri de guerre :

– Guesclin en avant ! A bas vos fagots ! Il y a du bon vin ici !

A ces cris, les compagnons jettent leur bois sur le pont-levis pour l'empêcher de se relever, tandis que, tapis à la lisière du bois, tout proche, le reste des bretons surgit en renfort.

Et c’est la mêlée furieuse. La garnison est vite submergée par ces diables en jupons et les faux bûcherons qui manient l’épée et la cognée de si experte façon.

Mais bientôt accourent à la rescousse des adversaires inattendus : valets de cuisine, palefreniers, bouteillers, panetiers, pages, servantes, armés de fourches, de pieux, de broches à rôtir, de coutelas, viennent en découdre avec les agresseurs.

Un anglais tue l’un des hommes de du Guesclin. Funeste erreur ! Bertrand lui passe l’épée au travers du corps, puis sa redoutable hache à la main, il se lance à la  poursuite des valets, mais ceux-ci, réalisant qu’il est seul à leurs trousses, font brusquement volte-face et se ruent à leur tour sur lui. Bertrand résiste. Il manie sa hache avec une telle vigueur que le manche se brise. Blessé au front, aveuglé par son sang, il continue à se battre à coups de poing et de pied.

– Guesclin ! Guesclin clame-t-il.

Des compagnons se portent à son secours.

Entre temps, un détachement de l’ost de Charles de Blois, averti de la sortie de Bemborough, et venu en reconnaissance s’engouffre dans la cour du château, parachevant la déroute anglaise.

La forteresse est conquise. Bertrand va pouvoir tenir sa promesse : festoyer dans la grande salle avec " ses gars ", et les soudoyers français survenus si à propos.

Je n'ai pas l'intention de relater tous les exploits de Bertrand. Ils sont si nombreux que cela nous entraînerait très loin.

Je me permettrai, tout de même d'en citer quelques uns encore, parmi les plus caractéristiques.

Le siège de Rennes est de ceux-là.

Le 3 octobre 1356, le duc de Lancastre met le siège devant Rennes. En réduisant Rennes, Henry de Lancastre entend mettre la Bretagne à genou.

C'est compter sans du Guesclin qui, passé maître dans l'art des embuscades, harcèle les assiégeants jour et nuit et attaque les convois de vivres.

Le blocus de Rennes s'éternisant, Lancastre s'impatiente, lorsqu'en janvier 1357, ses espions l'avertissent que le gros des troupes de Rochefort s'est transporté à Dinan, l'une des bases de Bertrand, qui ne cesse d'aiguillonner son ost par des opérations de guérilla. Henry décide alors d'aller assiéger Dinan. La ville prise, il aura toute sécurité sur ses arrières pour réduire enfin Rennes.

En février 1357, le siège commence. Bientôt, la famine règne. Thibaut de Rochefort, capitaine de la ville, obtient une trêve de 25 jours.

Profitant de la trêve, Olivier du Guesclin, frère puiné de Bertrand, chevauchant seul dans la campagne proche, rencontre 4 écuyers et un chevalier anglais nommé Thomas de Cantorbury qui, au mépris de la trêve, fait Olivier prisonnier.

Quand Bertrand apprend la nouvelle, il devient rouge de colère et se rend incontinent à la tente de Lancastre, alors occupé à jouer aux échecs.

Lancastre a déjà entendu parler de du Guesclin. On lui a maintes fois conté ses exploits. Il sait qu'il lui doit l'insécurité du flanc de ses troupes.

Il observe cet homme trapu, blême de rage, qui vient de poser un genou en terre devant lui.

Bertrand accuse alors Thomas de Cantorbury d'avoir violé la trêve et d'avoir fait acte de félonie en arrêtant son jeune frère. Thomas est convoqué sur le champ.

Chacun demeurant sur ses positions, l'affaire ne peut se dénouer que par un duel, qu'il est convenu de tenir à Dinan sur la place du marché qui, pour cette raison s'appelle aujourd'hui : " place du champ clos ".

Devant une foule compacte, le combat commence. Dès la première passe, les deux champions se ruent l'un contre l'autre avec une telle impétuosité que leurs lances volent en éclats. Empoignant leurs épées, ils se mettent à frapper d'estoc et de taille avec une rudesse inimaginable sans parvenir à se blesser tant leurs armures les protègent.

Le combat demeure incertain quand, sur une esquive de son adversaire, Thomas frappe dans le vide et laisse échapper son arme. Avec son esprit de décision et sa vélocité coutumière, Bertrand saute de cheval, saisit l'épée de l'anglais tombée à terre et la jette de toutes ses forces hors du champ clos. Quelques secondes plus tard, s'étant débarrassé des jambières, genouillères et cuissardes de fer qui entravaient ses mouvements, il esquisse agilement l'assaut que Thomas lance contre lui et plante son épée dans le flanc du destrier qui s'effondre, entraînant le cavalier dans sa chute.

Sans laisser à Cantorbery  étourdi le loisir de reprendre ses esprits, il lui arrache le bassinet et lui martèle le visage à coup de pommeau de sa dague.

S'approchant du duc, le bouillant breton déclare :

– Sire, ne me veuillez haïr ni blâmer si j'ai molesté ce meurtrier. Si ce n'était par amour pour vous, je l'eus occis.

– Il n'en vaut guère mieux, remarque prosaïquement le duc. Votre frère Olivier vous sera rendu et on lui donnera 1000 florins pour le dédommager. Quant à Cantorbery, jamais à ma cour il ne reparaîtra. Les traîtres n'y sont pas admis.

Mais revenons au siège de Rennes.

Là encore, c'est la ruse qui donnera la victoire aux Français.

La disette pèse sur la ville. Le moral de la garnison est au plus bas. Lancastre ordonne de lâcher un millier de pourceaux devant les fortifications et le pont-levis dans l'espoir de voir les défenseurs poussés par la famine, ouvrir toutes grandes les portes pour se saisir quelques-uns d'entre eux.

Mais à malin, malin et demi. Le sire de Penhoët, qui défend la ville, ordonne que l'on suspende une truie la tête en bas à l'une des poternes de sa bonne ville. Puis il fait abaisser le pont-levis. Attirés par les grommellements de la truie, les cochons bousculent leurs gardiens, s'élancent vers elle et pénètrent dans la place sous les rires de la garnison qui lance des quolibets aux anglais déconfits.

Cet apport de viande fraîche ne résout pourtant que temporairement les problèmes alimentaires. Le blocus demeure et la famine s'installe derechef.

Le sire de Penhoët suggère alors d'envoyer un coureur à Charles de Blois pour lui demander du secours. Rude tache pour ce messager qui devra traverser les lignes anglaises.

Un bourgeois, père de six enfants, se propose.

Je me plaindrai de vous au duc de Lancastre. Je lui dirai que vous m'avez banni et lui dirai, pour me venger, que le roi des français vient vous secourir.

On laisse sortir le bourgeois, lançant des sentinelles à sa poursuite, avec mission de ne surtout pas le rattraper !

Intercepté par les hommes d'armes de Lancastre, il est conduit auprès de celui-ci auquel il confit, avec moult détails tout ce qu'il sait, ou plutôt tout ce qu'il invente, indiquant que Charles de Blois vient à la rescousse avec 5 000 allemands fièrement armés au service du roi de France.

Lancastre, qui est homme d'action rassemble sur l'heure une partie de ses troupes pour se porter en embuscade devant l'ost présumé.

La nuit suivante, "le traitre" s'échappe et rencontre les gens de du Guesclin auquels il explique que les assiégeants ont fortement dégarni leur camp pour aller combattre une armée d'ombre.

Avec sa vivacité coutumière, Bertrand rassemble ses hommes et se porte vers le camp de Lancastre. S'étant assuré que celui-ci est affaibli, il s'y jette, sème le désordre et la confusion, brûlant les tentes, pourfendant les anglais affolés qui croient avoir affaire à l'armée de Charles de Blois.

Après quelques anecdotes sur lesquelles je passerai, Lancastre fait lever le siège de Rennes.

L'annonce du départ des anglais a bientôt fait le tour de Bretagne et de Normandie, mais aussi de la France. Et chacun d'admirer le courage des Rennais, mais surtout celui de du Guesclin, qui gravit ainsi la première marche de l'escalier qui le mènera à la gloire.

Sa renommée va parvenir jusqu'au Dauphin.

Le futur Charles V ordonne à ses trésoriers de verser une rente annuelle et viagère de 200 livres tournois à messire Bertrand du Guesclin, chevalier et sire de Broons, pour le remercier de sa vaillance durant le siège de Rennes.

En 1359, Anglais et Navarrais contrôlent la Seine en amont et en aval de la capitale. Toutes les voies fluviales sont bloquées. L'occupation de Melun par les gens d'armes de Charles de Navarre met sans cesse en péril les moulins de Corbeil qui approvisionnent Paris en farine. Si les moulins sont pris, il ne restera plus qu'à capituler. Il devient donc indispensable de s'emparer de Melun afin de débloquer la navigation sur la Seine en direction de Paris.

Le 18 juin, à la tête d'une armée imposante, le régent, futur Charles V, vient assiéger le château de Melun dans lequel résident alors trois reines.

Deux capitaines défendent la garnison, dont Jean du Sault, dit le Bascon de Mareuil, capitaine redoutable, dévoué corps et âme au roi de Navarre, réputé pour sa force herculéenne, sa violence et son vocabulaire "plus ordurier que fleuri".

Bertrand du Guesclin fait partie de l'armée du Régent.

Lorsqu'après 6 mois de siège, celui-ci ordonne fin juillet l'assaut général, le destin de Bertrand va basculer. Le futur Charles V a entendu parler du courageux breton. On lui a conté ses exploits, lors du siège de Rennes, mais il ne l'a jamais vu combattre.

Parvenus dans les fossés du château, les Français dressent les échelles sur l'enceinte, devenant alors des cibles de choix pour les archers de la garnison. Des torrents d'huile bouillante, des charrettes de pierre, d'énormes pièces de bois, s'abattent sur eux.

Adossé contre la  fenêtre d'une maison sise non loin du château, le Régent suit mélancoliquement l'assaut qui piétine. Cela n'est guère du goût de Bertrand qui se fraie un passage, se dirige vers l'enceinte au sommet de laquelle parade le Bascon de Mareuil.

Le breton se saisit d'une échelle, la dresse contre la muraille et entreprend de l'escalader seul, dédaignant les pierres et les billots de bois qu'on s'empresse de déverser sur lui. Bertrand est presque parvenu sur les créneaux, mais le Bascon a fait quérir une caque bourrée de cailloux. La soulevant lui même, il la déverse sur l'échelle qui se brise. Après une chute de plusieurs mètres, Bertrand s'est écrasé dans le fossé rempli d'eau. Secouru par ordre du Régent, on le transporte pour le réchauffer, sur un tas de fumier fumant.

Au bout d'un moment, il retrouve ses esprits et quoique encore étourdi, il questionne :

– A-t-on pris le fort ? Les assiégés se sont-ils rendus ?

– Non, lui répond-on.

S'extrayant alors du fumier, enfilant ses vêtements à la hâte, il saisit ses armes et s'élance en criant :

– Retournons à l'assaut ! Qui m'aime me suive !

Le glaive à la main, entraînant les plus hardis à sa suite, il se jette sur les assiégés qui viennent de tenter une sortie, en pourfend quelques uns, refoule les autres qui se réfugient derrière les barrières avant de franchir terrorisés le pont-levis qui se redresse derrière eux.

L'assaut s'arrête avec la complicité de la nuit mais il a été si impétueux qu'il laissera des cicatrices dans le rang des anglo-navarrais qui craignent une nouvelle attaque, l'aube venue.

Le lendemain, la Reine Blanche, veuve de Philippe VI de Valois, ancienne reine de France et deuxième sœur du Navarrais, remet le château de Melun au Régent.

Comblé de gloire, Bertrand retourne sur ses terres, tandis que le futur Charles V regagne Paris. Le prince n'oubliera pas le Breton. Il l'a vu s'élancer seul, à l'assaut d'une forteresse. Le moment venu, Charles n'hésitera pas à faire appel à l'obscur hobereau breton.

Nous voici maintenant en 1364.

En ce printemps, Jean le Bon, toujours prisonnier du roi d'Angleterre, meurt à Londres.

Son fils, jusqu'alors régent, devient roi de France sous le nom de Charles V.

Mais son beau frère, Charles de Navarre, ne cesse de pester contre le royaume de France et porte ses espoirs sur l'un de ses plus fidèles compagnons le captal de Buch, lequel envisage, dès son arrivée en Normandie, de passer la Seine pour aller empêcher et rompre le couronnement de Charles V à Reims.

Pendant ce temps, du Guesclin établit son quartier général à Rouen.

Le captal le sait, et ordonne à ses troupes de marcher en direction de Pont de l'Arche afin d'interdire le passage de la Seine aux Français.

Mais il est trop tard. Dès le 11 mai, du Guesclin a quitté Rouen.

Dans la matinée du 14, l'ost de Bertrand chevauche en direction de Cocherel. Le 15, il franchit l'Eure et vient s'installer dans la prairie voisine de Hardencourt, en face de Cocherel.

Le 16, les Navarrais prennent position sur la colline de Hardencourt. Bon stratège, le captal sait qu'il va combattre sous des auspices favorables. Son armée est double de celle des Français et il domine la plaine où ceux-ci sont installés.

Mais c'est sans compter sans le génie de du Guesclin. Attaquer une hauteur alors que le nombre est contre lui serait une folie. Alors, s'adressant à ses compagnons, il leur dit :

– Seigneurs, nous voyons que nos ennemis tardent à nous combattre. Ils en ont sûrement grand désir, mais ils ne descendront pas de leur colline car ils y ont l'avantage. Faisons semblant de nous retirer sans combattre.

C'est ainsi qu'en ce 16 mai 1364, les anglo-navarrais entendent sonner les trompettes de du Guesclin et contemplent, avec stupeur, les chariots bourrés de bagages, les valets et les chevaux de l'armée française qui rebroussent chemin vers le pont de Cocherel, suivis par les chevaliers et leurs hommes d'armes.

Le captal connaît trop bien le rusé Bertrand pour se laisser berner, mais son second, Jean Jouel, trépigne d'impatience :

– Sire, descendons incontinent ; ne voyez-vous pas comme les Français s'enfuient !

Et, sans se préoccuper du captal, Jean Jouel s'élance en avant, l'épée à la main en criant :

– Qui m'aime me suive !

Et toute l'armée dévale la montagne.

Mais à peine les Navarrais sont-ils parvenus dans la plaine que les Français se retournent au cri de :

" Notre Dame ! Guesclin !" et prennent l'offensive.

La bataille fait rage. La prairie de Cocherel se couvre de sang. Jean Jouel s'est avancé si avant qu'il est blessé de deux coups de fer de lance dans les flancs et de plusieurs coups de poignard.

Plusieurs chefs Navarrais sont faits prisonniers.

Mais ces succès coûtent cher. De nombreux chevaliers français, et non des moindres, ont trouvé la mort en voulant enfoncer les lignes ennemies.

Apercevant Bertrand dans la mêlée, le Bascon de Mareuil l'apostrophe :

– Ah ! Bertrand du Guesclin, vous pensiez ce matin avoir trouvé des poules.

Furieux, Bertrand s'élance vers le Bascon et lui assène sur la tête un coup si violent qu'il l'abat à ses pieds.

Heureusement pour le béarnais, du Guesclin n'a pas le temps de l'achever, car il est secouru par les siens.

Le destin, cependant, lui est funeste ; quelques instants plus tard, deux preux chevaliers se jettent sur lui et le tuent.

Le sort de la bataille commence néanmoins à se dessiner en faveur des anglo-navarrais.

Epuisés, les hommes de Bertrand, peu à peu, perdent pied. C'est alors que le captal entend soudain résonner un bruit de galop derrière lui. Il se retourne pensant qu'il s'agit des secours attendus.

Hélas pour lui ! Ce sont 200 cavaliers bretons que Bertrand avait dissimulés derrière des haies afin de prendre l'adversaire à revers, le moment venu.

Cette attaque inattendue décide du sort de la bataille.

La panique devient générale. C'est à qui se rendra aux Français.

La prairie est jonchée de cadavres.

Bertrand a perdu nombre de ses compagnons, mais les pertes anglaises sont bien plus importantes encore.

Il triomphe, et le soir même, dépêche deux messagers auprès du Dauphin qui vient de quitter Paris pour Reims.

Ceux-ci rejoignent le futur monarque le samedi 18, veille de son sacre.

Et tandis qu'il s'agenouille dans la cathédrale, en ce lendemain 19 mai, pour recevoir sa couronne, Charles V ne manque pas de penser à du Guesclin qui, en lui donnant Cocherel, lui offre, avec son avènement, le premier sourire de la victoire.

En récompense, du Guesclin devient comte de Longueville. Mais il est fait prisonnier peu de temps après, à la bataille d'Auray, où Charles de Blois trouve la mort.

Le traité de Guérande, signé en 1365 met fin à la guerre de succession de Bretagne, dont Montfort devient duc.

Libéré, du Guesclin dirige maintenant une expédition en Espagne, à la tête des grandes compagnies pour venir en aide à Pierre IV le Cérémonieux et Henri de Trastamare, tout deux en guerre contre Pierre I le Cruel, roi de Castille. Cette opération, imaginée par Charles V, vise en fait un double objectif : débarrasser la France des grandes compagnies dont les ravages devenaient inquiétants et, en même temps, combattre Pierre le Cruel.

L'année suivante, Pierre d'Aragon offre le comté de Borja à du Guesclin tandis qu'Henri de Trastamare devient roi de Castille et Bertrand, duc de Trastamare.

Après maintes péripéties, Bertrand revient en France en 1370, entreprend la reconquête de l'Aquitaine et devient connétable de France.

L'année 1371 est marquée par la victoire de Pontvallain qui mérite qu'on s'y attarde un instant.

Du Guesclin est alors en garnison à Viré, selon certains auteurs, plus probablement à Fillé selon d'autres, ces deux localités étant proches du Mans, lorsqu'un émissaire anglais vient lui signaler que les troupes anglaises sont cantonnées à Pontvallain, près du Lude et souhaiteraient savoir à quel moment l'affrontement pourrait avoir lieu. Bertrand le reçoit avec courtoisie, lui offrant force boissons, alcoolisées de préférence, puis un lit pour cuver son vin.

Pendant ce temps, il réunit sa gent. La nuit est tombée. Un orage s'est levé ; la pluie et les bourrasques de vent glacent hommes et chevaux. C'est une nuit de fin du monde où il ferait bon de rester clos bien au chaud.

Qu'importe, Bertrand enfourche son destrier et s'enfonce dans la nuit, entraînant derrière lui 500 de ses plus fidèles compagnons. Les autres le suivent bientôt et s'efforcent de le rattraper dans l'obscurité.

Ainsi va l'ost de du Guesclin dans la nuit compacte et glacée, en pelotons disparates qui se cherchent, s'égarent, se retrouvent, se perdent.

Ils étaient 500 au départ ; il en reste 200 à l'arrivée lorsqu'ils aperçoivent les premières tentes anglaises.

L'ennemi dort paisiblement.

Il faut attaquer de suite, sans attendre le gros des forces. C'est l'assaut rapide, furieux. Passé l'effet de surprise, l'adversaire résiste, mais le renfort survient et c'est la déroute dans le camp anglais.

Les historiens disent volontiers que du Guesclin a renouvelé l'art militaire. Ses méthodes n'étaient certes pas toujours "fair play", mais elles étaient indiscutablement efficaces !

Nous avons trouvé un du Guesclin intrépide, courageux, téméraire même, doué d'une force herculéenne, bravant tous les défis, pourfendant l'adversaire, l'achevant au besoin. Combien en a-t-il tué de sa main ? Des centaines, sans doute ; peut-être même des milliers. Il en est parfaitement conscient.

Ainsi, un jour, il harangue les grandes compagnies pour les convaincre de le suivre en Espagne afin de grever les sarrasins de Grenade. Après leur avoir promis la fortune et vanté le pays pour les vivres et les vins friands et clairs, il leur dit :

– Nous irons aussi en Avignon, où je sais que je pourrai obtenir absolution de tous vos péchés. Si nous voulons penser en notre cœur, nous pouvons considérer que nous avons assez fait pour damner nos âmes. Pour moi, je n'ai fait que du mal, je n'ai fait qu'occire et tuer et vous pouvez vous vanter d'avoir fait pis que moi. A Dieu faisons honneur et laissons le diable. Nous avons forcé les dames, brûlé les maisons, occis hommes et enfants, mis tout à rançon ; nous avons mangé bœufs, vaches, moutons, grillé oies, chapons et poulets, bu les vins, violé les églises et les couvents. Nous sommes pires que des larrons, car nous meurtrissons les gens. Pour Dieu, amendons-nous ; allons contre les païens. Je vous ferai tous riches si vous suivez mon conseil et nous aurons le paradis quand nous mourrons.

Cela ce passait à Auxerre en octobre 1365.

Les bonnes résolutions n'empêchèrent pas le tempérament de pillards des mercenaires de du Guesclin de reprendre le dessus. Ainsi, après être entré dans Barbastra, petite cité épiscopale, ils pillent, torturent, massacrent, prennent rançon. Parvenus dans l'église, ils en incendient les toitures, brûlant ainsi près de 200 personnes qui y avaient trouvé refuge. Les nazis n'ont rien inventé !

Les propos qu'il tient en diverses circonstances ne sont pas moins surprenants, de la part d'un être aussi frustre et aussi peu instruit.

Ainsi, le 1er octobre 1370, il franchit la porte de l'hôtel St Pol, résidence du roi, devant lequel il est introduit.

Charles lui annonce aussitôt la grande nouvelle :

– Vous serez connétable et je vous confierai l'épée pour garder et accroître notre royaume.

Du Guesclin sait que le roi l'a fait mander pour recevoir cette charge. Néanmoins, en cet instant solennel, de multiples sentiments tourbillonnent dans sa tête. Il éprouve un terrible vertige à l'idée qu'il va devenir le plus haut dignitaire du royaume. A l'armée ou en guerre, qu'il soit duc, prince ou maréchal, chacun lui devra obéissance, à l'exception du roi, s'il est présent dans la bataille.

Nonobstant, Bertrand ne peut oublier ses modestes origines. Il tient donc à ce que les choses soient claires et n'acceptera la charge que s'il reçoit l'assentiment de tous.

– Sire, suggère-t-il, il serait bon de réunir demain ducs, comtes et chevaliers, ainsi que votre Conseil, mais aussi des bourgeois de Paris, pour leur demander leur avis. Et s'ils consentent avec vous, je suis prêt à faire votre vouloir.

– Il en sera ainsi fait, répond Charles.

Le lendemain, 2 octobre, devant une assemblée nombreuse, le roi déclare son intention de nommer Bertrand du Guesclin connétable de France.

Aucune opposition ne s'élève, bien au contraire.

Cette fois, Bertrand ne peut plus reculer, mais s'il accepte de devenir le bras de la France, le chevalier sans fortune tient à prendre d'ultimes précautions.

– Sire, dit-il, puisque Jésus Christ m'a fait cet honneur, je ferais péché si je refusais. Mais je vous requiers un don qui n'est pas trop grand. Si vous me refusez ce don, Dieu me maudisse si je ne renonce pas à la charge que vous m'offrez.

– Bertrand, je vous en prie, réplique le roi en souriant, dites-moi quel don vous désirez ; je ne le refuserai pas, sauf si vous me demandez ma couronne ou ma noble moitié à qui je tiens tant.

– Nenni, répond Bertrand en souriant à son tour ; j'ai assez d'une femme et j'aurai trop de deux.

Puis, reprenant son sérieux, il poursuit :

– Ce que je veux requérir de vous, Sire, c'est que, si un homme médit de ma personne en mon absence, vous ne vouliez le croire jusqu'à temps qu'il vous en aura dit autant en ma présence.

Ainsi, du Guesclin ne se fait guère d'illusions.

Sa nouvelle position ouvre la porte à l'envie et à la calomnie.

En avril 1380, de nouvelles compagnies séjournant en Languedoc et en Haute Auvergne y répandent le désastre et la ruine.

Le roi songe naturellement à du Guesclin pour les réduire.

Après être passé par Meung sur Loire le 28 mai, il est à Clermont le 10 juin et le 19 à St Flour.

Chemin faisant, il dresse le siège devant le château de Chaliers situé au bord d'un ravin qu'il domine d'une centaine de mètres. La forteresse parait inexpugnable ; mais après une semaine de bombardement, une brèche s'ouvre et la place capitule dès le lendemain.

A une semaine de cheval de là se dresse la forteresse de Châteauneuf de Randon.

Si les assauts se soldent par des échecs, le blocus, en revanche s'avère efficace. S'ils ne sont pas secourus par le roi d'Angleterre, les assiégés consentent à livrer la forteresse le 13 juillet et, à titre de garantie, des otages sont remis à du Guesclin.

C'est durant cette trêve de quelques jours que Bertrand tombe malade. Dysentrie, congestion pulmonaire ou pneumonie ? On ne le saura jamais. Toujours est-il que le 6 juillet, il s'alite brusquement. Très vite son état s'aggrave.

Le 9, sentant son état empirer, il se confesse et mande un notaire pour lui dicter son testament. Le 13, il trépasse.

En apprenant la nouvelle, les défenseurs de Châteauneuf refusent de rendre la forteresse à un défunt et proposent de remettre les clés au maréchal de Sancerre, mais celui-ci entend rendre hommage à du Guesclin et menace alors de faire trancher la tête des otages qu'il détient si on ne lui obéit pas incontinent, conformément à la convention. Les clés devaient être remises au connétable ; elles le seront.

Les compagnons de Bertrand contemplent une dernière fois cet homme à la taille médiocre qui fût pourtant si grand. Le plus grand de ce siècle, assurément.

Les Anglais eux-mêmes, qu'il a combattus avec tant de hargne, s'inclinent, émus, sur sa dépouille.

Le convoi s'ébranle pour regagner Dinan où Bertrand a exprimé le souhait d'être inhumé.

Partout où il passe, il reçoit l'hommage des populations. Ils sont tous là, nobles, bourgeois, manants, humbles, vilains, religieux. La France entière pleure son connétable.

Au Mans, un messager porteur d'une lettre de Charles V attend le convoi. Le roi entend que son bien aimé connétable soit inhumé en la basilique de St Denis où ne sont enterrés que les rois et reines de France. Charles V le rejoindra deux mois plus tard.

Pour la première fois, peut-être, dans l'Histoire de France, toutes les couches de la société se retrouvaient pour honorer celui qui les galvanisait par des victoires contre l'Anglais et qui leur apparaissait comme le symbole d'une unité nationale encore haletante.

Roger MARTIN, octobre 1996